Lorsqu’à la demande pressante de la Reine Isabelle et du Roi Ferdinand je pris la mer en avril 1494, qu’à mon arrivée dans l’île Espagnole mon frère m’eut manifesté son vif contentement de me voir après notre longue séparation, lorsqu’il m’eut prouvé sa confiance en me nommant Adelantado des Indes et gouverneur, je dis ma volonté première de connaître les territoires dont j’avais désormais la charge.
On s’étonna. On me représenta qu’innombrables étaient les questions urgentes à résoudre et qu’un tel voyage, outre qu’il retardait les solutions et dissolvait mon autorité, à peine en avais-je hérité, comportait de grands risques pour ma sécurité.
Je n’écoutai pas ces arguments et m’en allai explorer, seulement protégé par une petite escorte.
Je n’avais pas quarante années, à l’époque, et mon corps avait la vigueur de la jeunesse. Il ne souffrait d’aucune des infirmités qui l’accablent aujourd’hui.
Dieu voulut bien me récompenser de ma décision. Peut-être était-Il particulièrement fier de Sa Création en cet endroit du monde ? Durant ces deux semaines de marche, je ne cessai de m’émerveiller.
Tout ce que j’avais vu ailleurs de couleurs chez les plantes, et de formes, et de tailles, était ici mille fois dépassé. On marchait dans une gaieté, une profusion joyeuse, sans frontières bien certaines entre les règnes. Ce qui semblait une fleur était, en approchant, grenouille. Ce qui glissait sur le sol, ou pendait des arbres, était tantôt liane, tantôt serpent. Les animaux ajoutaient à la fête, qu’ils sautent d’arbre en arbre, comme les singes, trottinent dans les futaies, cochons sauvages, zagoutis, nez longs, ou sommeillent sur les bancs de sable comme les crocodiles.
Noé avait complété dans cette Inde son travail commencé avant le Déluge. Son Arche y dépassait en prodiges ceux de la Bible.
Et quand l’œil se fatiguait de cette jungle et de sa débauche de diversités, une clairière paraissait, immédiat repos du regard, ou un petit champ soigneusement cultivé, l’image même de la paix, d’une harmonie miraculeuse entre la Nature et la présence humaine.
Comment ne pas s’attacher à cette île Espagnole, puisqu’on y trouvait la vie même, plus variée que nulle part ailleurs, plus libre, et plus tranquille ?
J’ai beau m’expliquer sans cesse, sans cesse on me demande : pourquoi avez-vous choisi de revenir dans cette île ?
Une dernière fois, je vous répète qu’il s’agit d’amour. Je suis sans doute de ceux qui s’éprennent plus fortement des lieux que des personnes. Dès le premier jour, j’ai chéri Hispañola.
Nous nous rapprochions de la haute montagne dont on m’avait parlé et que j’avais assignée comme but à notre expédition. C’est lors de son ascension que j’ai commencé à comprendre la tyrannie mortifère de l’or. Les nuages se dissipaient. Les montagnes se montraient l’une après l’autre et l’on voyait se dérouler peu à peu la cordillère jusqu’à l’horizon, comme un gigantesque varan.
Ce théâtre grandiose ne retenait aucun de ceux qui m’entouraient, pas même les deux supposés savants des choses de la nature. Ils n’avaient d’attention que pour la rivière qui serpentait tout en bas, au fond de la vallée. Ils se racontaient, fort énervés, que dans ces eaux boueuses on trouvait des pépites, qu’on en aurait trouvé bien davantage si les Indiens n’avaient pas une telle paresse dans le sang, et que, le mois précédent, un encomendero chanceux avait découvert un caillou jaune gros comme le poing.
Il me fallut menacer mes compagnons pour qu’ils acceptent de continuer jusqu’au sommet. L’or les attirait corps et âme, telle la plus puissante des pierres aimantées. J’ai regardé ces humains changés soudain par l’or en animaux frénétiques. Je me suis dit qu’il serait dans ma tâche de gouverner ces bêtes sauvages et j’ai frissonné. De crainte et de dégoût. L’avenir me donnerait ô combien raison !
Sans cesse, je pense et repense à l’or.
On t’a tellement reproché, Christophe, ton avidité.
Moi qui te connais mieux que personne, je sais qu’à la différence de tant d’autres conquistadores, de presque tous, l’accumulation ne t’intéressait pas. Ta seule fièvre était la Découverte. Et l’or, trouver de l’or, t’apportait la seule certitude que tes rêves de voyages continueraient d’ensorceler les rois et les reines.
Peut-être l’or était-il pour toi encore davantage ? Un signe, un message semblable à tes chères prophéties : en te mettant sur la voie de terres porteuses d’or, Dieu t’indiquait qu’Il favorisait ton Entreprise.